Voir l’article original sur : herodote.net publié le 22 février 2019. La paysannerie a développé un savoir-faire respectueux de l’environnement et de l’avenir. C’est l’enseignement que nous avons tiré d’un débat aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois (18-22 octobre 2012). Ce débat, avec des enseignements très actuels, a mis aux prises le professeur Philippe Desbrosses, l’agronome Marc Dufumier, l’historien Michel Vanderpooten et l’ingénieur Matthieu Calame. DOSSIER COMPLET DES RDV DE L’HISTOIRE SUR LES PAYSANS EN 2012

Un savoir-faire millénaire ignoré

L’agronome Marc Dufumier nous rappelle comment la paysannerie, au fil des générations, a sélectionné des variétés animales et végétales adaptées à leur terroir. Ici, où sévissent les insectes, on a, d’une année sur l’autre, peu à peu éliminé les céréales à épis lisses pour ne retenir que celles à épis velus, qui ne permettent pas aux insectes de piquer les graines ; là, où sévissent surtout les chenilles, on a conservé les plantes à feuilles lisses, sur lesquelles les papillons ne peuvent pas pondre leurs œufs…

Avec Mathieu Calame, Marc Dufumier, Olivier de Schutter, Michel Vanderpooten.

Ainsi la paysannerie traditionnelle a-t-elle accru la biodiversité !

Labourage nivernais en 1849, Rosa Bonheur, Paris, musée d'Orsay.

La révolution scientifique de la fin du XIXe siècle a amorcé un retournement de tendance. Les laboratoires ont lancé des recherches sur des plantes à haut rendement, et comme il eut été trop coûteux de mettre au point des variétés adaptées à chaque terroir, ils ont mis au point des variétés d’application universelle et corrigé leurs faiblesses par le recours de plus en plus massif à des produits phytosanitaires ou à des amendements (engrais) chimiques. Désormais, on peut ainsi rencontrer les mêmes variétés de blé, de maïs ou de riz dans toutes les plaines céréalières du monde.

Matthieu Calame note avec un clin d’œil que le développement de l’industrie des engrais azotés est consécutif à la Grande Guerre. Pendant celle-ci, on a produit du nitrate en masse pour la fabrication des explosifs. La paix venue, on a reconverti les usines vers la production d’engrais azotés. L’ancienne usine AZF de Toulouse, qui a explosé en septembre 2001, est l’illustration de ce phénomène ; sa proximité et l’activisme de ses commerciaux ont fait des agriculteurs de la région les plus gros consommateurs d’engrais azotés de France.

Michel Vanderpooten note un changement d’approche irrationnel dans les calculs de performances : • Jusqu’au XIXe siècle, les paysans évaluaient leurs performances en nombre de grains récoltés par grain semé. On obtenait déjà au Moyen Âge, dans des régions privilégiées comme l’Île-de-France, un rapport de sept ou huit grains récoltés pour un semé. Cette performance est encore aujourd’hui hors de portée pour beaucoup de paysans des pays pauvres… • À cet indicateur de performance rationnel (on compare ce qui est produit à ce qui est consommé), on en a substitué un autre qui l’est beaucoup moins : le rendement à l’hectare. Cet indicateur fait fi de tous les « intrants » : produits phytosanitaires, hydrocarbures, engrais, usure des machines… Il s’ensuit que certaines grandes exploitations intensives peuvent se révéler destructrices de capital. Elles sont à leur manière aussi prédatrices que les premiers agriculteurs qui brûlaient la forêt vierge et dégradaient les sols pour quelques maigres récoltes. Ces exploitations peuvent à bien y regarder se révéler moins performantes que les exploitations familiales traditionnelles ou « bio » qui utilisent très peu de produits chimiques, de gros engins et d’hydrocarbures, bien qu’avec un rendement brut à l’hectare deux ou trois fois inférieur. Si l’on voulait revenir à une approche rationnelle de l’économie paysanne, il faudrait mesurer la valeur ajoutée par unité produite en soustrayant de sa valeur marchande tous les coûts (semences mais aussi « intrants »). Mais il va de soi que cela affecterait les profits de l’agro-industrie. Philippe Desbrosses abonde dans le même sens et souligne une vérité cachée, établie par le Prix Nobel Amyarta Sen, à savoir que les petites exploitations sont plus productives que les grandes. Il en appelle à une agriculture « intensément écologique » plutôt qu’« écologiquement intensive » !  Michel Vanderpooten rappelle par ailleurs que le progrès n’est pas linéaire. Le fameux agronome Olivier de Serres, contemporain d’Henri IV, a pour une bonne part emprunté à l’agronome romain Columelle ses recommandations concernant le remplacement de la jachère par des légumineuses. En dépit de leur pertinence, ses recommandations ont tardé à passer dans les faits et la paysannerie française a même vu ses conditions de vie et de travail régresser de la fin du Moyen Âge à la fin du règne de Louis XIV, en bonne partie pour des raisons sociales (poids de la fiscalité et désintérêt des classes dirigeantes pour le monde rural) !

Aujourd’hui, en France, les derniers paysans bénéficient de conditions matérielles proches de celles des employés en ayant toutefois fait le sacrifice de leur indépendance à l’agro-industrie et à la grande distribution. Ils sont souvent devenus des ouvriers à domicile payés à la pièce, mais toujours à la merci du climat et de la spéculation, ainsi que le déplore Matthieu Calame. Fait aggravant, la monnaie unique a levé toutes les barrières à l’importation de produits agro-alimentaires à bas coût issus des fermes industrielles d’outre-Rhin.

André Larané
Les fichiers audios des conférences sont disponibles sur :

 

LES GRANDES ÉTAPES HISTORIQUES DE L’AGRICULTURE DEPUIS DIX MILLE ANS – Rendez-Vous de l’Histoire de Blois (18-22 octobre 2012)

Carte blanche à l’association Intelligence verte.

INTERVENANTS :

  • Matthieu CALAME, ingénieur agronome, directeur de la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme,
  • Marc DUFUMIER, ingénieur agronome et enseignant-chercheur à AgroParisTech,
  • Olivier de SCHUTTER (sous réserve) , juriste, professeur à l’université de Louvain, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation,
  • Michel VANDERPOOTEN, docteur en histoire, chargé de cours à l’université de Toulouse.

L’histoire et l’évolution de l’humanité sont indissociables de l’agriculture. Depuis des temps immémoriaux et dès son apparition sur cette planète, l’homme a dû apprendre à satisfaire le premier des besoins : se nourrir. En domestiquant les plantes et les animaux, l’homme a appris en quelque sorte à se domestiquer lui-même. La civilisation ne risque-t-elle pas aujourd’hui de retourner à la barbarie en détruisant ses sols et ses ressources ?