Cet article est une traduction de l’article de John Médaille, paru dans la Distribution Review que vous pouvez retrouver en version originale en cliquant sur l’image ci-dessous:
LA PAYSANNERIE DU FUTUR JOHN MEDAILLEApril 5, 2016
Résumé
La moitié de la population mondiale est encore paysanne. Nous concevons normalement la tâche du développement comme une tâche qui consiste à sauver la moitié du monde de sa pauvreté.
Mais nous devrions considérer ce point de vue sous un autre angle :
La véritable tâche consiste à sauver la moitié de la population constituée de personnes qui sont encore des capitalistes — ou qui essaient de l’être — de leur matérialisme irréalisable et insoutenable.
Ce n’est pas le capitaliste qui sauvera le paysan, mais le paysan qui est prêt à sauver le monde de son capitalisme qui n’est plus viable.
Pour formuler ses solutions, Adam Webb s’appuie sur des agriculteurs et des distributistes occidentaux comme Wendell Barry, Chesterton, Belloc, Schumacher et l’expérience Mondragón, ainsi que sur des distributistes orientaux comme Liang Shuming et Mohandas Ghandi. Mais Webb reproche à ces penseurs d’être trop dévoués au lieu et à la particularité d’un système économique au détriment la compréhension des valeurs universelles que chacun de ces lieux particuliers exprime.Ils doivent comprendre que ce sont les valeurs propres des personnes et familles qui donnent à un système économique sa solidité, qui lui permettent d’être un système vivant. Ils doivent réaffirmer fortement ces valeurs, le système ne fait que les réaffirmer (le distributisme) ou les combattre (le libéralisme au travers du communisme et du capitalisme).
Comme Webb le souligne : « L’éthique de la vie paysanne et familiale traditionnelle est celle de l’autosuffisance, de la moralité austère, de l’autocontrôle dans l’adversité, du devoir envers la famille et les voisins, de la générosité, de l’hospitalité, de la participation et de l’ancrage de la subsistance dans une atmosphère de décence et de justice. Ces vertus ont été universellement appréciées par les paysans du monde entier. La communauté paysanne et ses coutumes reflètent ces vertus et créent les conditions pour que les gens les exercent. »
C’est cette universalité des valeurs que Webb considère comme le fondement d’un contrepoids à la mondialisation individualiste (et fortement subventionnée) qui tend à détruire ces valeurs. Ses propositions pour capitaliser les ressources du village, tant au niveau communal qu’individuel, permettent aux entreprises communautaires et individuelles de prospérer dans une atmosphère qui préserve plutôt que détruise les valeurs propres des communautés et de la paysannerie.
Tout système de valeurs doit avoir son expression économique et politique pour survivre en tant qu’entité vivante, plutôt que comme une simple curiosité culturelle. On ne saurait sous-estimer l’importance de cette tâche pour le futur.
En réponse à la question : « Que veulent les pauvres ? » Simone Weil répondit : « Ils veulent que tu les regardes. » Nous devons regarder la pauvreté d’une personne ou d’un village, et la voir dans la situation réelle. Il y a un grand nombre de personnes, de convictions politiques diverses, qui sont prêtes à regarder « les pauvres » et « la pauvreté ». Ils regardent rarement les pauvres, ce qui est tout aussi bien, car ils n’aimeraient pas ce qu’ils voient : ce qu’ils verraient, ce sont des gens avec un ensemble de valeurs très différentes, des valeurs incompatibles avec le monde moderne. C’est particulièrement vrai pour le monde de la paysannerie.
Les capitalistes et les communistes sont prêts à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que le paysan ne soit pas pauvre, mais seulement à la condition qu’il ne soit plus un paysan. Ils promettent tous les deux de lui donner des choses de valeur, si seulement il renonce à ses valeurs.
C’est certainement le cas du peuple de langue quechua des hauts plateaux péruviens, descendants de l’empire inca, mais pendant des siècles de paysans pauvres vivant en marge de la culture espagnole dominante. N’ayant pas grand-chose à voler, Lima s’y intéressait peu. C’est ainsi qu’ils poursuivirent leur activité paysanne sur les terres marginales des montagnes.
Certains étaient prêts à aider : les marxistes, par exemple. Ils étaient plus que disposés à « améliorer » le sort du paysan si seulement le paysan devenait le nouvel homme marxiste. Cet homme n’avait pas ses racines dans le village, mais à l’Université Nationale de San Cristobal avec un professeur de philosophie maoïste, Abimael Guzmán, qui a fondé le Sendero Luminoso, « Le Chemin lumineux ». Les Senderistas ont déclenché une guerre civile sanglante au Pérou qui s’est déroulée de 1980 à 1992 et a amené le Pérou au bord de l’effondrement.
Malgré une certaine sympathie initiale pour les rebelles, leur antipathie pour les valeurs paysannes et leur violence meurtrière à l’encontre de ceux qui résistaient, ou étaient même soupçonnés de résistance, leur ont fait perdre tout soutien. Les villages ont été pris entre les rebelles et l’armée, chaque partie maltraitant et assassinant ceux qu’elle soupçonnait simplement de sympathie avec l’autre partie.
Les capitalistes du Pérou étaient également prêts à aider, tant que les paysans connaissaient leur place, cette place étant généralement une main-d’œuvre bon marché et une existence marginale dans les villes. Des capitalistes plus sophistiqués, comme l’économiste péruvien Hernando de Soto ont proposé d’amener les pauvres dans le monde moderne en modernisant leurs droits de propriété. Dans son livre populaire, The Mystery of Capital ; Why Capitalism Works in the West and Fails Everywhere Else, de Soto note l’énorme quantité de capital que les « pauvres » ont en terre, en outils et en espèces, une quantité qui dépasse la valeur de la Bourse de Lima. Cependant, ces valeurs ne peuvent pas être utilisées comme « capital » parce que les droits de propriété ne sont pas formellement reconnues par la loi. La solution de De Soto est d’accélérer le processus d’enregistrement foncier et de convertir tous les titres en propriété reconnues, qui peuvent ensuite être utilisés comme capital.
Le problème est que de Soto ne reconnaît pas la complexité du système de propriété des villages, qui sont une combinaison de parcelles communales et familiales. Cependant, même les propriétés familiales sont soumises à la reconnaissance communautaire des droits de l’individu. La terre n’est pas tant la propriété de la famille, que celle de la famille. Ces arrangements communautaires complexes posent un certain problème pour une notion purement individualiste de la propriété.
Adam Webb note que la conversion de la terre communale en propriété individualiste :
- ouvre une ligne de fracture entre ceux qui veulent s’entendre et ceux qui veulent aller de l’avant. La société moderne est organisée pour le bénéfice de ceux qui sont astucieux et compétitifs, ceux qui peuvent trouver comment manipuler les nouvelles règles d’une société plus large à leur propre avantage.
- Le résultat sera probablement ce qu’il a toujours été : quelques grands propriétaires terriens et une masse d’hommes sans propriété, sans parler de la destruction complète des valeurs communautaires.
Adam Webb s’est penché sur la question de ces valeurs ancestrales, si importantes pour les communautés de paysannerie locales. Son premier livre Beyond the Global Culture Wars, était un regard magistral sur le choc des valeurs qui sous-tend nos conflits actuels avec d’autres cultures. Dans A Path of Our Own ; An Andean Village and Tomorrow’s Economy of Values, Webb, sociologue formé à Harvard, se donne la peine de regarder un village réel (Pomatambo dans les hautes terres péruviennes) et se donne la peine de connaître les gens et de découvrir ce qu’ils veulent.
Nous ne pouvons pas faire l’erreur de romancer la pauvreté des villages. Leur attachement aux valeurs n’exclut pas un désir d’eau courante et d’électricité, mais cela exige du développement. Mais un développement qui détruit les valeurs de la communauté n’est pas du tout susceptible d’être un véritable développement.
En effet, l’économie ne peut être dissociée des valeurs, ni l’efficacité de l’éthique. Ceux qui sacrifient l’éthique pour « l’efficacité » découvriront qu’ils ont créé une économie sans ni l’un ni l’autre, une économie destinée à s’effondrer, et ce bientôt. C’est d’ailleurs ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Le politiquement correct nous oblige à proclamer simultanément l’efficacité du marché et à détourner notre regard des sauvetages et des subventions massifs.
Mais ce n’est pas nouveau, cela fait partie intégrante de l’histoire du capitalisme, comme en témoigne le fait qu’en 1776, Adam Smith a consacré les trois quarts de son livre sur « La Richesse des nations » à détailler les relations incestueuses entre les entreprises et le gouvernement. La situation ne s’est pas sensiblement améliorée depuis l’époque de Smith. Les renflouements sont une caractéristique assez régulière et récurrente du capitalisme, mais à chaque fois nous sommes censés être choqués et réaffirmer notre foi dans le seul marché sans aide.
Pour formuler ses solutions, Adam Webb s’appuie sur des agriculteurs et des distributistes occidentaux comme Wendell Barry, Chesterton, Belloc, Schumacher et l’expérience Mondragón, ainsi que sur des distributistes orientaux comme Liang Shuming et Mohandas Ghandi. Mais Webb reproche à ces penseurs d’être trop dévoués au lieu et à la particularité d’un système économique au détriment la compréhension des valeurs universelles que chacun de ces lieux particuliers exprime.Ils doivent comprendre que ce sont leurs valeurs propres qui donnent à un système économique sa solidité, qui lui permettent d’être un système vivant. Ils doivent réaffirmer fortement leurs valeurs.
Comme Webb le souligne : « L’éthique de la vie paysanne et familiale traditionnelle est celle de l’autosuffisance, de la moralité austère, de l’autocontrôle dans l’adversité, du devoir envers la famille et les voisins, de la générosité, de l’hospitalité, de la participation et de l’ancrage de la subsistance dans une atmosphère de décence et de justice. Ces vertus ont été universellement appréciées par les paysans du monde entier. La communauté paysanne et ses coutumes reflètent ces vertus et créent les conditions pour que les gens les exercent. »
C’est cette universalité des valeurs que Webb considère comme le fondement d’un contrepoids à la mondialisation individualiste (et fortement subventionnée) qui tend à détruire ces valeurs. Ses propositions pour capitaliser les ressources du village, tant au niveau communal qu’individuel, permettent aux entreprises communautaires et individuelles de prospérer dans une atmosphère qui préserve plutôt que détruise les valeurs propres des communautés et de la paysannerie.
Tout système de valeurs doit avoir son expression économique et politique pour survivre en tant qu’entité vivante, plutôt que comme une simple curiosité culturelle. On ne saurait sous-estimer l’importance de cette tâche.
La moitié de la population mondiale est encore paysanne. Nous concevons normalement la tâche du développement comme une tâche qui consiste à sauver la moitié du monde de sa pauvreté. Mais nous devrions considérer ce point de vue sous un autre angle : la véritable tâche consiste à sauver la moitié de la population (personnes) qui sont encore des capitalistes — ou qui essaient de l’être — de leur matérialisme irréalisable et insoutenable. Ce n’est pas le capitaliste qui sauvera le paysan, mais le paysan qui est prêt à sauver le monde de son capitalisme qui n’est plus viable.
Adam Webb répond à l’exigence de Simone Weil selon laquelle il faut vraiment regarder les pauvres. Il a fait un travail considérable dans leurs villages et a écouté ce qu’ils voulaient vraiment. Le résultat est un livre remarquable et un plan remarquable, qui reconnaît à la fois les valeurs des communautés et le potentiel moderne de bâtir sur ces valeurs. Une économie sans valeurs n’a pas d’avenir et aucun plan de sauvetage, quelle qu’en soit la taille, ne peut la sauver. Elle devra plutôt être sauvée par ceux qui détiennent encore les valeurs sur lesquelles une économie viable peut être bâtie.