LE NOUVEL ÂGE DES TÉNÈBRES

Certains critiques nous disent que nous souhaitons revenir à l’âge des ténèbres alors qu’eux-mêmes sont entièrement dans l’obscurité. Ils sont dans le noir, non seulement à propos de ce que l’expression devrait signifier, mais même à propos de ce qu’ils entendent par là. Au mieux, il s’agit d’un terme abusif pour le Moyen Âge. Plus souvent, il s’agit d’un mélange de tout et de tout et de rien, de l’âge de pierre à l’âge victorien. Un homme a parlé l’autre jour de l’idée médiévale que notre propre nation doit être soutenue contre toute autre nation ; évidemment sans savoir que lorsque l’Europe était médiévale, elle était beaucoup moins nationale. Quelqu’un d’autre a parlé de la notion médiévale d’une morale différente pour les hommes et les femmes ; la morale médiévale étant l’une des rares qui s’applique presque également aux deux.
S’ils parlent ainsi de façon ignorante du Moyen Âge, dont même les historiens commencent à connaître quelque chose, ils en savent naturellement encore moins sur le Moyen Âge des ténèbres, dont personne ne sait grand-chose. L’âge des ténèbres, bien compris, était cette période où la continuité culturelle est presque rompue entre la chute de Rome et la montée de la société médiévale, le temps des guerres barbares et les premiers débuts de la féodalité. Naturellement, ces critiques en savent très peu sur cette période ; ils en savent si peu qu’ils disent que nous voulons la ramener. Et pourtant la chose la plus étrange, dans toutes les choses étranges qu’ils disent, c’est le fait qu’il y a une part de vérité dans ce qu’ils disent. Dans un sens tout à fait différent de ce qu’ils entendent, il y a vraiment un parallèle entre notre société et celle des gens de l’âge des ténèbres.
Une façon de le dire, c’est que les deux sont confrontés à un triomphe possible des barbares. Comme à leur époque, un pouvoir militaire nouveau et disproportionné est apparu parmi les provinces, ainsi, dans notre cas, un pouvoir financier nouveau et disproportionné est apparu parmi les colonisateurs. À l’époque, Rome était parfois plus faible que les légions transalpines ; aujourd’hui, l’Europe est parfois plus faible que les banques transatlantiques. Les rues de Londres sont modifiées, sinon détruites, par des tribus que l’on peut légitimement appeler les Vandales ; et pour l’anarchie au-delà du mur romain, nous avons l’anarchie de Wall Street. Mais bien que nous puissions faire un parallèle aussi fantaisiste pour le plaisir de la chose, ce serait vraiment très injuste pour l’Amérique, qui a hérité de certaines traditions romaines plus clairement que nous ; par exemple, la tradition de la République. Une façon beaucoup plus vraie d’énoncer le parallèle est ceci : que l’histoire se répète ici, pour une fois, en relation avec une certaine idée, que l’on peut mieux décrire comme l’idée de Sanctuaire. Au cours de l’âge des ténèbres, les arts et les sciences sont entrés dans le sanctuaire. C’était vrai à l’époque du point de vue spécial et technique, parce qu’ils entraient dans le monastère. Parce que nous louons la seule chose qui a sauvé quelque chose de l’épave, nous sommes en fait accusés de louer l’épave. Nous sommes chargés de désirer l’âge des ténèbres, parce que nous louons les quelques bougies dispersées qui ont été allumées pour dissiper les ténèbres. Nous sommes chargés de désirer le déluge, parce que nous sommes reconnaissants à l’Arche. Mais la question immédiate ici est historique plutôt que religieuse ; et c’est un fait attesté par tous les historiens que toute la culture que l’on pouvait trouver dans cette transition barbare se trouvait surtout à l’abri des institutions monastiques. Nous pouvons regretter ou admirer la forme que cette culture a prise dans cet refuge ; mais personne ne nie la tempête dont elle a été à l’abri. Dunstan était plus cultivé qu’un pirate danois ou qu’il y a plus d’art dans les arcs gothiques que dans les raids gothiques. Et c’est dans ce sens, de la science et de l’art entrant dans le sanctuaire, qu’il me semble y avoir un réel parallèle entre l’anarchie barbare et le progrès dont nous jouissons à notre époque.
Certains, même de ma propre mentalité morale et religieuse, m’ont demandé pourquoi j’accorde une telle importance à la Propriété qui, si elle est un appétit humain, peut aussi facilement être une convoitise humaine. J’avoue que mon impulsion principale n’est pas tant de l’empêcher d’être idéalement dénoncé que de l’empêcher d’être défendu cyniquement. Je peux écouter patiemment un communiste répéter pendant des heures que la Propriété n’est pas nécessaire, parce que les hommes doivent abandonner leurs intérêts égoïstes aux idéaux sociaux. Je ne commence à casser les meubles que lorsque quelqu’un commence à prouver que la Propriété est nécessaire, parce que les hommes sont tous égoïstes et que chacun doit prendre soin de soi. Le motif de la Propriété n’est pas qu’un homme doit s’occuper de lui-même ; mais, au contraire, qu’un homme normal doit s’occuper d’autres personnes, qu’il s’agisse simplement d’une femme et d’une famille. C’est que cette unité devrait avoir une base économique pour son indépendance sociale. S’il ne pensait qu’à lui-même, il pourrait être plus indépendant en tant que vagabond ; il pourrait être plus en sécurité en tant que serf. Mais le fait est que j’aime la Propriété parce que c’est une chose noble. Je peux respecter le révolutionnaire qui ne l’aime pas parce que c’est une chose ignoble. Mais je n’ai pas de rapport avec le cynique qui l’aime parce qu’il est ignoble.

Mais je crois aussi que dans cette crise historique, elle est devenue non seulement une chose juste, mais aussi, dans un sens particulier, une chose sacrée. Les biens immobiliers seront d’autant plus sacrés qu’ils seront plutôt rares. Ce sera une île de culture chrétienne dans des mers de dérive insensée et des états d’âme sociaux mouvants.

Bref, je crois que nous sommes arrivés au moment où la famille croyante sera appelée à jouer le rôle que jouait autrefois le monastère.

C’est-à-dire qu’il ne s’y retirera pas seulement les vertus particulières qui lui sont propres, mais aussi l’artisanat et les habitudes créatives qui appartenaient autrefois à toutes sortes d’autres personnes.

Dans les vieux âges sombres, il était impossible de persuader les chefs féodaux qu’il valait mieux cultiver des herbes médicinales dans un petit jardin que de mettre à sac la province d’un empire ; qu’il valait mieux décorer le coin d’un manuscrit avec des feuilles d’or que d’amasser des trésors et de porter des couronnes d’or. Ces hommes étaient des hommes d’action ; ils étaient des fraudeurs ; ils étaient pleins de dynamisme et d’entrain et d’énergie. En d’autres termes, ils étaient sourds et aveugles et en partie fous, et un peu comme des millionnaires américains. Et parce qu’ils étaient des hommes d’action, et des hommes du moment, tout ce qu’ils ont fait a disparu de la terre comme une vapeur ; et rien ne reste de toute cette période sauf les petits tableaux et les petits jardins faits par les petits moines céramistes. Comme rien ne convaincrait un des vieux barbares qu’une herbe ou un missel pourrait être plus important qu’un triomphe et un train d’esclaves, rien ne pourrait convaincre un des nouveaux barbares qu’un jeu de cache-cache peut être plus éducatif qu’un tournoi de tennis à Wimbledon, ou qu’une tradition locale racontée par une vieille nourrice plus historique qu’un discours impérial à Wembley. Le vrai ton national devra rester pendant un certain temps comme ton domestique. De même que la religion a déjà battu en retraite, de même le patriotisme doit se retirer dans la vie privée. Cela ne veut pas dire qu’il sera moins puissant ; en fin de compte, il peut être plus puissant, tout comme les monastères sont devenus extrêmement puissants. Mais c’est en se retirant dans ces forts que l’on peut survivre et atténuer l’invasion ; c’est en campant sur ces îles que l’on peut attendre le déclin de l’inondation. Tout comme dans l’âge des ténèbres, le monde extérieur a été abandonné à la vaine gloire de la simple rivalité et de la violence, ainsi, dans cet âge qui passe, le monde sera abandonné à la vulgarité et aux modes grégaires et à toutes sortes de futilité. C’est très semblable au Déluge ; et pas seulement parce qu’il est aussi instable que l’eau. Noé avait un bateau-maison qui semble avoir contenu beaucoup d’autres choses en plus des animaux domestiques évidemment. Et beaucoup d’oiseaux sauvages au plumage exotique et beaucoup de bêtes sauvages d’une fantaisie presque fabuleuse, beaucoup d’arts recensés païens et de sciences dénommées rationalistes peuvent venir se percher ou s’enfouir durant ces saisons orageuses à l’abri du couvent ou de la maison.

G.K.’s Weekly, 21 mai 1927