L’agriculture est la matrice de tous les arts, la destruction de l’agriculture  a comme conséquence la perte du sens du réel dans la société et dans la vie de l’homme — L’homme est actuellement diminué (de la nature, de son coprs, de l’art véritable de l’agriculture), cela permet l’émergence de grands déséquilibres.

 

Le problème de l’homme augmenté et l’homme diminué ainsi que du rapport entre les deux, se trouve résumé dans le modèle de la série télévisée bien connue de « La petite maison dans la prairie ». Le thème de cette série, autour de la vie d’une famille d’agriculteurs à une époque encore récente, où l’agriculture constituait le mode de vie principal, permet de développer la question très importante du rôle de l’agriculture dans notre manière d’apréhender la vie de la personne humaine et de la société.

Charles est l’homme par excellence, mais c’est aujourd’hui très difficile ou impossible d’arriver à ça en fait ! Il travaille la terre, est père de famille, il fait la prière, il joue du violon.

L’humanité a toujours été cela finalement…

Mais aujourd’hui, on a créé des conditions de vie qui nous interdisent cette manière de vivre, ou plutôt qui nous offrent cela, mais à la télévision seulement, de manière virtuelle… En nous interdisant cela, l’idéal est réalisé, mais numériquement… car en fait, la petite maison dans la prairie contribue au transhumanisme, car vous voyez la série, vous ne le vivez pas, vous ne pouvez plus la vivre : le cœur du problème est là… vous êtes des hommes diminués ! Nous ne savons plus rien faire de nos mains, nos compétences techniques sont largement inférieures à celles d’un homme de Néandertal ; nous ne savons plus ni chasser ni faire des vêtements, mais on appuie sur des boutons et on a tout cela. On a perdu nos savoir-faire.

Hors le lieu propre de l’exercice de l’humanité, ce n’est pas la plus haute rationalité, c’est une rationalité qui investit le corps et qui rentre en résonance avec la nature !

Ce qui se joue dans les arts est très important…dans la musique, vous faites corps avec votre violon, sans compter que le bois, la bonne facture du violon vous mettent en résonance avec le réel, avec l’univers. Mais c’est le cas avant tout de l’art de l’agriculture, qui est la matrice de tous les arts, le mode de pensée de tous les arts. Ce n’est pas l’ingénierie qui la mère, le sommet de tous les arts. Par ce que dans l’agriculture ce qui se passe, c’est que l’on n’est pas en train de fabriquer des choses, de telle sorte que la nature ne nous fournit que des matériaux, de l’énergie, des éléments, des briques que l’on peut recomposer… c’est que l’on accompagne un dynamisme naturel !

 Donc, on reconnaît qu’il y a un donné initial, que les choses ne sont pas nos constructions d’abord. C’est pour cela que le paysan est un païen au sens où il honore les dieux ! Dans tous les traités d’agriculture du monde antique, il y a toujours cette idée que le point le plus important de l’agriculture, c’est la prière : car derrière l’agriculture, il y a l’idée qu’il existe un donné initial, que nous n’avons pas tout construit, que nous avons reçu. Bien sûr, il faut y mettre notre sueur, mais cela rend, cela produit, se renouvelle.

Mais tout cela nous a été retiré : quand vous regardez la hiérarchie des métiers aujourd’hui, être agriculteur c’est la pire des choses, il y a de quoi se suicider. Mais par ce qu’il n’y plus d’agriculture, par ce que vous ne pouvez plus être un paysan, par ce que vous êtes l’exécuteur des volontés technocratiques des ingénieurs de « l’Inra » et puis des injonctions de la PAC (Politique agricole commune qui est la vraie religion). C’est fini, vous n’avez plus de rapport avec la nature, l’agriculteur est obligé d’employer des pesticides, des produits chimiques, il faut que cela devienne une fabrique, une usine, un laboratoire.

 Et donc le modèle est celui de l’ingénierie et non pas de l’agriculture. Quand l’ingénierie se déploie à partir du modèle d’agriculture et que tous les arts suivent ce mouvement, c’est-à-dire fondamentalement, accompagner ce qui est donné, accompagner une transcendance, tout est bon… !

Mais quand c’est l’ingénierie qui devient l’art suprême, ou quand se trouce en dessus de l’ingénierie la finance qui donne les ordres, alors là, tout devient faux ! Par ce que les ingénieurs et les scientifiques sont eux-mêmes soumis à des cahiers des charges qui proviennent en dernier lieu de la finance.

Il y a un lien entre cette tragédie et la finance, je vous préciserai lequel en fin d’exposé.

C’est très intéressant, aujourd’hui, le sommet des métiers, c’est la finance, si vous y accédez, vous êtes arrivés au sommet de la pyramide social et du pouvoir.

Alors que dans un esprit médiéval, c’est le pire, la finance est le plus bas de l’échelle. D’ailleurs, la haute finance, a mérité l’excommunication : il y avait l’interdiction de l’usure, du prêt à intérêt, de l’amour de l’argent, de l’avarisme. Il y avait des modes de financement qui n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle aujourd’hui finance, du crédit pour de bon, c’est-à-dire : « je te fais confiance ! » Aujourd’hui, nous utilisons le mot crédit pour des choses qui n’ont rien à voir et c’était de la vraie finance dans le sens où quelqu’un s’engageait dans l’entreprise d’un autre : j’ai de l’argent en plus, je te le donne par ce que je crois en tes capacités. Aujourd’hui, ce n’est plus cela, le financier ne s’engage pas. Il attend de gagner sans rien faire. Il est dans l’esprit de rente.

 On utilise les mêmes mots, alors que l’on désigne des choses complètement différentes.

Ma thèse, c’est par ce que nous avons été privés de nos pouvoirs les plus propres – par le fantasme d’un monde où l’on domine en appuyant sur des boutons – que nous voulons encore plus intégrer ce monde où nous appuyons sur des boutons : c’est par ce que l’homme a été diminué qu’il rêve d’être un homme augmenté.

C’est par ce que nous avons oublié le transhumanisme de Dante, car on ne sait plus le comprendre, qu’on passe au transhumanisme de la techno science.

Derrière cela, il y a la logique du progrès, la logique de l’innovation. Pourquoi est-ce que l’innovation a des lettres de noblesse ? On peut dire que l’homme n’est pas une bête, il n’est pas pris dans des cycles permanents. Le propre de l’homme est d’inventer, donc d’innover. Et dès lors, lorsque vous parlez d’innovations, vous devenez des humanistes : vous voyez que le transhumanisme se présente comme un humanisme.

On me dit, mais alors, vous voulez que l’on régresse à l’âge de pierre ?

On devrait lire le très beau livre de Marshall Sahlins « L’âge d’abondance » sur les civilisation anciennes. Ils travaillaient pour assurer leur subsistance 3 heures par jour en moyenne seulement.

On a produit de la prospérité, mais on voit bien que l’on atteint un stade critique dans nos pays. La médecine a atteint ses seuils critiques, il a des maladies qui sont générées par la médecine elle-même : est-elle condamnée à basculer vers le transhumanisme. Toutes les techniques de manipulation génétique et intra-utérine peuvent nous amener à engendrer des monstres. On peut faire l’éloge de la médecine, la mortalité a fortement baissé. Mais on a atteint la maturité. La croissance est en vue de la maturité, quand on passe ce stade, on atteint des niveaux de contre-productivité. Et c’est cela qui se passe dans tous les domaines, même la médecine.

 

Le point fondamental, c’est qu’en réalité, le progrès qui est proposé est un progrès des objets et non un progrès des sujets. L’innovation, essentiellement, interdit tout renouvellement du sujet et nous propose une nouveauté qui est une nouveauté extérieure à nous-mêmes, qui est la nouveauté des objets : vous passez de la plume d’oie, à la plume, au stylo à bille, à la machine à écrire, au traitement de texte, à la tablette, etc. Mais savez-vous faire ce que faisait Cicéron avec une plume d’oie ? Les objets ont progressé, mais vous, avez-vous acquis un savoir-faire ? Voilà la vraie question.

En fait, on s’est déchargé sur les objets de la question du progrès. En réalité, ce qui se passe c’est que le progrès des objets aboutit à une stagnation du progrès des individus, mais le plus souvent à une régression. De telle sorte que les savoir-faire nous sont de plus en plus retirés et que nous déléguons cela à des machines.

Même, la patience qu’implique l’acquisition du savoir-faire nous est retirée : de sorte que nous nous trouvons de plus en plus dans une économie pulsionnelle. Plus la technologie se développe, plus elle cultive en nous le mode pulsionnel, car la machine nous donne des produits dans une pseudo-immédiateté. On appuie sur un bouton et l’on a un résultat. Il faut que ça aille vite ! On n’a plus la patience, on n’a plus le temps d’attendre que l’herbe pousse, ce qu’impliquait l’agriculture justement, comme modèle mental.

Derrière le dispositif technologique qui produit le confort, nous devenons de plus en plus impatients et se cultive une forme de sauvagerie latente. La conséquence est que quand les rouages qui nous maintiennent dans ce système se bloquent, cette sauvagerie peut exploser à tout moment. La société paralysée peut se convertir à tout moment en économie primitive, bestiale, tribale, destructrice. Le progrès des objets est réalisé au détriment du progrès des sujets.

L’innovation c’est l’obsolescence, une économie de l’innovation permanente, c’est une économie du déchet, l’objet n + 1 remplace l’objet n, etc. À la fin, on jette, on ne répare plus, la réparation coûte plus cher. Par ce que l’art de la réparation est justement un art qui s’oppose à l’art de la construction. L’art de la réparation ressemble à l’art de l’agriculture, car quand vous réparez, vous devez avoir une attention au réel : le constructeur peut voir la réalité comme une réalité disponible qu’il manipule à son gré, le réparateur voit la réalité comme une réalité contraignante à laquelle il doit se plier, à laquelle il doit être attentif.

Ce qui se passe est qu’il y a de plus en plus de déchets, l’innovation et la croissance engendrent la croissance du déchet. Les ressources utilisées ressortent en déchets et cela n’était pas pensé. La nature ne peut plus les absorber : c’est incroyable, c’est ça le vrai progrès. On est passé à une logique de nouveauté comme renouvellement à une nouveauté comme innovation !

La grande nouveauté, c’est le renouvellement, par ce que dans le renouvellement, c’est le sujet qui la vit et non l’objet. C’est assez évident : le printemps, c’est une nouveauté, ce n’est pas une innovation. Et à chaque fois, on sait ce que le printemps fait pour nous… Dans une vie, ce qui a été de l’ordre de la plus haute nouveauté, ce sont des événements qui sont de l’ordre du renouvellement. Vous avez un enfant, ce n’est pas une innovation, c’est de l’ordre du renouvellement, vous avez une conversion, il y a du neuf dans votre vie. Il n’y a pas de déchet, dans le renouvellement le sujet est conservé, vous assumez encore plus votre histoire qu’avant la conversion. Le renouvellement n’a pas besoin pour manifester sa nouveauté de rendre obsolète ce qui précède.

 

Tout l’ordre de la culture, tout l’ordre de la nature, tout l’ordre de la grâce, ces trois ordres-là sont sur le modèle du renouvellement, qui n’est pas la substitution sur le même plan, mais un changement d’ordre, où tout est assumé et se développe de manière plus élevée.

C’est ce qui s’est passé, on ne sait plus ce qui est la vraie nouveauté ! Il faut mettre une limite à l’innovation, car l’innovation tue le renouveau, il faut mettre une limite au futur, car le futur tue l’avenir…

Je vous ai parlé du lien entre transhumanismes et le techno capitalisme, le Pape dans son encyclique « Laudato Si » parle du paradigme consumérisme. Le transhumanisme est un symptôme de l’économie libérale, le capitalisme de la haute finance, le capitalisme de l’argent, une fausse image du développement. On le voit par ce que des catholiques qui m’ont invité à une conférence sur le transhumanisme, avaient lancé une initiative sur l’innovation avec comme prix un séjour à l’université de la singularité. S’il y a saturation des marchés, s’il y a épuisement des ressources, il faut ouvrir de nouveaux marchés. C’est quoi le nouveau marché ? Avant, on exploitait le mineur pour qu’il exploite la mine, maintenant on va exploiter le mineur pour qu’il devienne lui-même le gisement : vos organes, votre génome, vos désirs… tout cela est réinvesti et devient un nouveau marché, des gadgets plus sophistiqués, l’innovation qui devient objet du commerce futur qui est une nouvelle source de profits.

Ce sont des investisseurs qui vont à l’université de la singularité et on leur propose un cours qui est « Exponential Finance », en fait c’est la logique de croissance de l’exponentialité que propose un système techno libéral, il y a un lien entre les deux.

 

Et cela vient de ce que l’argent est le premier dispositif technologique. Le Christ dit « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres ! » Cela ne nous vient pas à l’idée de devenir l’esclave d’un instrument, l’esclave de son crayon ? Et là pour l’argent, on a un instrument dont le Christ nous dit qu’il n’est pas exactement un instrument. Le Christ signifie que certains instruments dont la technologie, ont en eux-mêmes une tendance forte et que par conséquent, on ne peut pas en faire un bon usage simplement… (ce que Heidegger va essayer de développer conceptuellement) par ce que ces objets transforment notre manière de voir le monde : on croit qu’il faut en faire bon usage, mais la question du bon usage se pose à l’intérieur de la configuration du monde amenée par ces objets eux-mêmes…

C’est ce que je vous ai montré pour la technique dans la première partie de mon exposé, on critique la technique à partir des standards mêmes amenés par la technique et cela n’amène nul part. La technologie nous pousse à voir le monde d’une certaine manière. C’est le cas de l’argent : c’est un équivalent universel, c’est un numéraire — cela ressemble au numérique — tout peut être converti en numéraire, cela vaut tant… la numérisation et la « numérarisation », si j’ose dire sont des choses qui sont intrinsèquement liées… le premier dispositif technologique pour le monde tout entier, c’est l’argent, aujourd’hui, c’est les bits… l’argent permet de tout faire circuler. Le propre de l’argent, c’est que votre avoir n’est plus lié à votre faire. En dehors de l’argent, ce que vous avez, c’est vous qui le faites vous-mêmes ou grâce à des solidarités familiales. C’est l’économie de réciprocité, on fait les choses soi-même. Avec l’argent, l’avoir ne vient pas du savoir-faire, mais par l’acte d’achat. Le développement économique à consister à faire que ce que l’on pouvait faire par soi-même, on doit désormais l’acheter et ce même développement s’arrange pour détruire l’environnement qui nous permettait de faire les choses par nous-mêmes, de sorte que cela nous condamne à les acheter.

Par exemple, la communauté européenne a commandé récemment une étude sur les perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire des produits qui créent des dérèglements hormonaux, des cancers, mais aussi une forte baisse de la fertilité. Mais imaginez que si nous devenons tous stériles, il va falloir passer par un mode d’achat pour la conception humaine. Cela existe déjà et va en s’augmentant. Hors ce que nous achetons, nous ne l’avons pas vraiment. Qu’est-ce que c’est qu’une vraie possession ? Il n’y a que ce que vous avez fait vous-mêmes qui vous appartienne vraiment. Ce que l’on achète, c’est quelque chose qui nous glisse dessus, c’est pourquoi on achète toujours autre chose qui le remplace. Pour que ce ne soit pas remplacer, il faut un investissement personnel, soit vous l’avez fait vous-mêmes, soit vous l’avez reçu de quelqu’un auquel vous tenez, soit cet objet se charge d’une histoire. Ce sera la même chose pour le transhumanisme, mon corps ne va plus être mon corps, mais avec objets que je vais acheter et je vais aller toujours plus dans ce sens d’amplification.

 

Pour conclure quand le Pape parle d’un paradigme techno-économique, il faut comprendre qu’il ne suffit pas de condamner des farfelus qui essaient de faire des cyborgs.

 

Il faut comprendre que ce sont nos modes de vie et que c’est l’économie occidentale telle qu’elle s’est développée jusqu’ici, qui a atteint son point limite et que si on la laisse continuer dans ce sens-là, ne pourra qu’aller dans le sens de ce transhumanisme, de cette perte du sens du réel, qui est déjà à l’œuvre à partir de l’apologie absolue de l’innovation et de la mise à disposition du monde par l’argent ou par les boutons.

 

C’est pour cela qu’est nécessaire un combat radical pour changer nos modes de vie, pour pouvoir résister aussi bien au transhumanisme qu’au terrorisme international.

 

Retrouver le sens de la terre, retrouver le sens du corps, retrouver la patience et cela de manière virile de telle sorte que l’on aie des choses auxquelles on tient et que l’on a envie de défendre. Pour ces raisons, il s’agit d’une conversion militaire, virile ! Et cela n’est possible que si nous reconnaissons d’abord le don initial de notre corps, le don initial de la nature, même si elle est blessée, de telle sorte que notre art, notre ingénierie, notre ingéniosité, ne soit pas là pour fabriquer tout à partir de rien, mais pour accompagner un donné initial dans son développement pour mener une vie vraiment humaine.

 

Pour y arriver, il faut d’une certaine façon croire à ce don, il faut croire qu’il y a une providence derrière cela !

 

En conclusion, à mesure que nous avançons dans ce monde déshumanisé, pour pouvoir rester simplement humain, il faudra de plus en plus croire que Dieu s’est fait homme…